Les fonds marins font l’objet de convoitises économiques et donc politiques qui s’opposent souvent aux intérêts environnementaux. L’annonce du 4 mars 2023 d’un Traité de Haute Mer concerne les Aires Marines Protégées (AMP), la conservation marine et les ressources génétiques marines. Mais les fonds marins ne sont pas évoqués dans l’accord. Aujourd’hui débute la 28ème session de l’Autorité Internationale des Fonds Marins (AIFM) qui va se pencher sur l’urgence de la mise en place d’un code minier. Mais l’exploitation minière n’est pas le seul enjeu. Il faudrait statuer sur les autres pratiques qui mettent en danger les fonds marins. À quand une gouvernance globale de l’Océan ?
Interview de Tiago Pires da Cruz, doctorant en politiques globales de l’environnement marin au Centre Émile Durkheim à Sciences Po Bordeaux, sous la direction de Daniel Compagnon, spécialiste des questions de biodiversité et de politiques internationales.
Tiago pourquoi vous spécialisez-vous sur le sujet des fonds marins ?
Tiago Pires da Cruz (TPC) : Les enjeux relatifs aux grands fonds marins concernent l’humanité dans son ensemble. Je me donne trois années pour explorer deux questions principales.
En premier, alors que l’Océan est souvent perçu comme un nouvel Eldorado, quelles sont les limites à nos impératifs de croissance ?
En deuxième, les différentes catastrophes environnementales, locales et globales, obligent les sociétés humaines à s’adapter. À quel point nous amènent-elles à reconsidérer nos manières de gouverner, en commun, les ressources naturelles ?
L’accord du 4 mars 2023 est présenté comme historique. Pouvez-vous nous résumer ce qu’apporte le traité sur la haute mer ?
TPC : En décembre 2022, les 195 États-parties à la Convention sur la Diversité Biologique (CDB) se sont accordés sur des ambitions communes. Parmi celles-ci, l’objectif 30x30 vise à une couverture de 30% d’aires marines protégées à l’horizon 2030. Mais cet accord sur la biodiversité n’est pas contraignant.
Le Traité sur la Haute Mer, conclu en mars 2023, donne les moyens à la communauté internationale d’y parvenir. Mais il n’entrera en vigueur que 120 jours après la ratification de l’accord par 60 États. En attendant, la haute mer ne reste régulée que par un nombre très restreint de règles définies par le Droit de la Mer.
À court terme, on assiste surtout à un pas de plus pour un momentum politique favorable à la protection des milieux marins, après deux décennies de négociations.
Au-delà des aires marines protégées, le traité couvre d’autres domaines d’importance tels que l’exploitation des ressources génétiques marines et le partage des bénéfices qui en seront issus. Il contient aussi de nouvelles normes, principes et mécanismes de coopération.
Est-ce que ce traité a un impact sur la protection des fonds marins ?
TPC : Avant l’entrée en vigueur du traité, la protection de la haute mer et celle des fonds marins n’ont jamais été réellement coordonnées. C’est encore le cas : le nouvel accord ne fait pas référence aux fonds marins.
Pourtant, le nouveau régime d’exploitation des ressources génétiques marines pourrait avoir des effets indirects : une grande partie des ressources génétiques marines en haute mer se trouve sur des fonds marins. Ceux-ci pourraient être affectés, à court terme, par le développement de nouvelles activités minières. Or, le traité impose la conservation et l’utilisation durable de ces ressources.
De plus, l’objectif du traité est de parvenir à une coordination plus aboutie et à des principes de gestion en commun de l’environnement marin. Mais seule l’entrée en vigueur du traité permettra de savoir si, sur ce point, le traité change la donne.
Est-ce que les fonds marins n'ont pas été "oubliés" dans ce traité ?
TPC : Ce qui est paradoxal dans les négociations, c’est que les grands fonds marins ont été omniprésents tout au long des négociations. Toutefois, ils sont presque totalement absents du traité final !
L’Autorité Internationale des Fonds Marins (AIFM), l’organisation internationale où se joue aujourd’hui l’avenir des fonds marins a ainsi systématiquement envoyé son personnel lors de toutes les sessions de négociations du traité sur la haute mer.
Toutefois, il est correct de dire que ces sujets n’apparaissent que très peu dans le traité final. Un article de Matteo Civillini, daté du 8 mars 2023 dans « Climate Home News », démontre ainsi que l’AIFM a développé un travail de plaidoyer intense pour être le moins associée possible aux dispositions du traité sur la biodiversité marine.
Il en résulte que les fonds marins ne sont jamais évoqués dans l’accord, si ce n’est pour rappeler que la coopération technique et scientifique est désirable, mais qu’elle ne doit pas porter préjudice aux institutions de gouvernement des fonds marins en place.
Du 16 au 31 mars aura lieu la première partie de la 28ème session de l’Autorité Internationale des Fonds Marins, à Kingston en Jamaïque. Que faut-il en attendre ?
TPC: L’objectif aujourd’hui affiché par le Secrétariat de l’AIFM est de développer rapidement le Code minier pour lui permettre d’accorder des contrats d’exploitation. Son programme de travail pour la session de mars est éloquent : il y est déjà indiqué que le dernier jour sera consacré à l’« Adoption du projet de décision (le cas échéant) ». L’objectif est clair : l’adoption du Code minier avant la date du 9 juillet 2023, date de fin de ce qui est nommée la « règle des deux ans ».
Cette règle des deux ans est au cœur de tous les débats sur les grands fonds : elle provoque un sentiment d’urgence inégalé depuis juin 2021. L’État de Nauru, soutenu par l’entreprise canadienne The Metals Company, avait alors invoqué un article très spécifique du Droit de la Mer qui force, dès juillet 2023, les États-membres de l’AIFM à statuer sur la possibilité d’initier l’exploitation.
Le calendrier minier s’accélère dans les grands fonds marins. Mais, de plus en plus d’acteurs et d’institutions, y compris gouvernementales, affirment en privé comme en public qu’il est encore trop tôt. Le temps de travail est trop restreint, les incertitudes environnementales sont trop importantes pour un Code Minier en mars ou en juillet 2023.
Selon la règle des deux ans, si le Code Minier n’est pas adopté, les États devront peut-être accorder des « contrats d’exploitation temporaires » dès le second semestre 2023 à l’entreprise canadienne. C’est en tout cas ce qu’espère son PDG Gerard Barron face à ses investisseurs.
Il apparaît alors, chez de nombreux acteurs du domaine, la peur ou l’espoir d’un mécanisme à cliquet : une fois qu’une première entreprise sera autorisée à extraire des minerais en haute mer, il pourrait être très difficile de revenir en arrière et une multitude d’autres projets pourraient emprunter cette voie.
La France, via la déclaration d’Emmanuel Macron lors de la CoP27, affirmait sa volonté d’interdire toute exploitation des fonds marins. Quelle influence peut avoir la France lors de cette conférence ?
TPC : La France n'a plus de siège au sein de l’organe directeur de l'AIFM en 2023, le Conseil. Elle ne le récupérera qu’en 2024. Elle perd donc son droit de veto sur l'adoption des nouvelles régulations comme le Code minier ou les contrats d’exploitation. Elle devra donc se coordonner avec d'autres États qui ont des positions proches pour les votes, comme l'Espagne.
Les diplomates devront attendre juillet pour exercer leurs droits de vote, avec les autres pays, au sein de l'Assemblée. Cette dernière a néanmoins des compétences très réduites si un grand nombre d'États ne s'y présentent pas, ce qui est très commun.
Le travail de la France sera donc un travail de soutien et de plaidoyer pour rendre concrètes ses ambitions : elle reste la seule à porter à la fois une interdiction dans ses eaux territoriales et celles de haute mer.
Outre la partie exploitation minière, quels sont les autres enjeux des fonds marins ?
TPC : Le cas qui vient en tête immédiatement est celui du chalutage en eaux profondes. Ayant notamment lieu au niveau des monts sous-marins, il présente des dangers pour ces écosystèmes. Certains parallèles avec l’extraction minière sont marquants et cette activité ne reste permise que par une poignée États qui persistent dans cette voie.
Autre sujet intéressant : les câbles sous-marins. Absents du traité final et peu médiatisés, ils pourraient être soumis à de nouvelles évaluations d’impact environnemental selon le traité sur la haute mer. Même si leurs effets négatifs semblent relativement faibles et localisés, leur multiplication et leur gestion sur l’ensemble de leur durée de vie pourrait mener à la promotion de nouvelles normes plus cohérentes à l’échelle globale.
Quel est le sujet qui vous tient réellement à cœur ?
TPC : Le sujet du gouvernement de l’Océan global !
Dans un contexte de catastrophe climatique et de biodiversité, les négociations pour la biodiversité marine ont été vue comme porteuses d’espoirs : l’objectif était de parvenir à de nouveaux mécanismes de coordination et de négociation entre États pour gouverner l’Océan comme un « commun global », dans le cadre des limites planétaires.
Or, les fonds marins sont déjà, juridiquement, un « patrimoine commun de l’humanité ». Ils sont théoriquement non-appropriables et à gouverner dans un objectif d'équité. Mais des travaux très intéressants comme ceux de Natália Frozel Barros en 2019 semblent montrer une réalité différente.
De nombreux acteurs souhaitent que le momentum permis par la fin du traité de la haute mer pourrait permettre de mieux coordonner les pays et institutions internationales devant les risques qui pèsent sur les écosystèmes marins. Mon travail sur les grands fonds et le gouvernement de l’Océan global vise donc à comprendre la portée de ces influences mutuelles.